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Exposition « J’ai une famille » : Lumière sur l’Avant-Garde chinoise en France

Lors d’une récente visite au Musée National de l’Immigration (Porte Dorée), j’ai pu découvrir l’exposition « J’ai une famille », qui met en avant le travail de 10 artistes emblématiques de l’avant-garde chinoise arrivés en France dans les années 1980.

Cette exposition, coordonnée par Hou Hanru et Evelyne Jouanno, explore les répercussions de l’expérience migratoire sur ces dix artistes, et elle est fascinante à bien des égards. Elle retrace plus de 30 années de cheminement artistique, révélant ainsi les empreintes laissées par la migration sur leur art et leur identité, non seulement à travers leurs oeuvres (pour beaucoup, monumentales) mais aussi par de nombreux témoignages vidéos disposés le long du parcours à travers lesquels on en apprend beaucoup.

Huang Yong Ping, Chevalier du XXIe siècle empaillé, 2019.

Une exposition d’art qui matérialise l’expérience migratoire

Parmi les œuvres initiales de l’exposition, une en particulier attire l’attention : « Passage » de Huang Yong Ping. Bien que souvent présentée comme l’entrée de l’exposition dans différents médias, elle succède en réalité à l’œuvre « Uncomfortable Shoes » de Shen Yuan, une artiste femme (j’y reviendrai plus tard).

« Passage » nous confronte d’emblée à une réalité saisissante avec la représentation d’une frontière divisée en deux couloirs distincts : l’un pour les « Ressortissants de la CEE » et l’autre pour… les « Autres ». Cette séparation matérialise clairement la notion d’altérité et d’étranger dans un contexte migratoire, soulignant la déshumanisation et la marginalisation souvent subies par les migrants. Ce thème de la déshumanisation, accompagné d’un sentiment de violence indéniable, est renforcé par l’utilisation de véritables cages, autrefois habitées par des lions du zoo de Vincennes (heureusement vides pour l’exposition mais pensées pour contenir un véritable lion), disposées à l’emplacement du contrôle de la police aux frontières.

La mise en scène est une invitation à la réflexion sur la manière dont les migrants sont perçus et traités, hier comme aujourd’hui. Mais… je me suis tout de même demandée pendant la visite qui était réellement le lion (d’ailleurs cet animal revient dans une autre oeuvre, celle montrée dans la photo ci-dessus) : la police aux frontières, figure d’autorité, ou bien la force vive et créatrice d’un humain qu’on cherche à limiter dans ses déplacements et sa liberté ? Cette oeuvre ouvre le premier chapitre de l’exposition, intitulé « Vers un monde inconnu ». Un monde où tout ou partie de ce qu’on a été auparavant change de valeur et se transforme.

Les chapitres suivants nous mènent à la découverte de l’Avant-garde chinoise en France, à travers une succession de quatre chapitres : « Entre deux mondes » (la quête d’une identité hybride et globale), « Les nouvelles du monde » (une analyse critique de la société occidentale), « Un monde au féminin » (la place de la femme en migration) et « Transcender le monde » (le corps comme terrain d’expérimentation).

Round Table, Chen Zhen

Qu’est-ce que l’Avant-garde chinoise ?

Avant de visiter l’exposition « J’ai une famille », ma connaissance de l’art chinois contemporain se limitait à des noms célèbres tels que Zao Wou-Ki ou Ai Weiwei, dont les œuvres ont été largement diffusées en France. Cependant, cette exposition a éveillé ma curiosité pour ce qu’on appelle « Avant-garde », ce terme décrivant généralement un mouvement artistique novateur et original, en rupture avec les normes et les pratiques de son époque.

C’est à la fin des années 1970-1980 que l’Avant-garde chinoise a émergé, notamment avec des manifestations artistiques contre le pouvoir en place telle que l’exposition non autorisée de 1979 sur les grilles du Musée des Beaux-arts de Chine organisée par le groupe d’artistes autodidactes, les Étoiles (Xing Xing). Cet acte audacieux a eu lieu alors que la Chine commençait à peine à se libérer de l’emprise maoïste et d’une période durant laquelle l’art était considéré presque uniquement comme un outil de propagande.

Par la suite, l’art contemporain chinois a fait son chemin en France, notamment avec l’exposition « Magiciens de la terre » en 1989, qui mettait en lumière des artistes « non-occidentaux », y compris des artistes chinois comme Yang Jiechang et Huang Yong Ping dont les oeuvres sont visibles dans « J’ai une famille ». Ce fut alors la première fois, que des œuvres d’artistes chinois contemporains étaient présentées en dehors de la Chine.

Des oeuvres à la frontière du réel, de la vie, du rêve et du cauchemar

Si certaines oeuvres d’art contemporain peuvent me sembler parfois hermétiques, certaines pièces découvertes dans « J’ai une famille » m’ont vraiment beaucoup plu. Sans doute parce qu’elles invoquaient un sentiment de mystère à la frontière entre la réalité et l’onirique… un sentiment d’inquiétante étrangeté qui me fascine depuis toujours.

Après la monumentale Round Table de Chen Zhen, l’une des pièces maîtresses des premières sections de l’exposition, j’ai beaucoup aimé les tours de Babel de Du Zhenjun, qui m’ont impressionnées par leur complexité et leur caractère fantastique, qui donnent une impression vivace de vertige. Il s’agit de tirages argentiques collés sur plexi. L’artiste donne à voir à travers cet assemblage d’images collectées sur internet « un pays fictif qui représente notre monde ». La tour de Babel exprime « une métaphore du monde globalisé dans lequel la communication peut devenir source de conflits. »

Plus loin dans l’exposition, je découvre l’installation de Yang Jiechang, « I still remember ». Au-delà de l’impression hyper-immersive, voire absorbante, du tableau monumental calligraphié, j’ai été très impressionnée par cette succession de noms qui rend hommage aux personnes qui ont croisé la vie de l’artiste. Dans cette oeuvre, l’artiste « qui se souvient encore écrit les noms des personnes qu’il a connues, redonnant corps par la calligraphie et la voix, aux multiples rencontres de sa vie. » Le trait calligraphique, selon moi, par son délié, rend bien compte du liant des rencontres, du flux des relations et de la vie.

Yang Jiechang, I still remember

Je parlerai ensuite de l’installation de l’artiste Shen Yuan, qui ouvre la section « Un monde au féminin ». On se trouve devant trois fauteuils anciens parés d’énormes chevelures blanches tressées entre elles. J’ai fait quelques recherches pour mieux comprendre ce dont il s’agissait. Le carton de l’exposition parle du symbole de la tresse qui « symbolise tout à la fois la femme, la Chine ancienne, et la transmission de la vie elle-même », soulignant les significations plurielles de l’oeuvres : « une image de la double altérité de l’artiste, en tant que femme et étrangère. Cependant, en enchaînant ces trois fauteuils les uns aux autres, Shen Yuan suggère également une communauté naissante […] l’artiste tisse ainsi symboliquement des liens, et révèle des destins en partage devenus communs dans le contexte de la migration globale. »

Shen Yuan, Les 3 chaises

J’ai également trouvé une référence très intéressante mentionnant son inspiration originale derrière ces cheveux tressés : une photographie de soldats chinois faits prisonniers dans un camp de guerre, à qui on avait tressé les cheveux ensemble afin de les empêcher de s’évader. Son œuvre de fauteuils chevelus, oscillant entre l’absurde et le cauchemar, joue sur un contraste, me semble t-il, entre la condition féminine limitante au sein de notre société patriarcale, le statut de migrant qui doit tisser des liens, trouver les siens, pour survivre en terre d’accueil, et la force symbolique des cheveux, un symbole de pouvoir mais aussi de vulnérabilité.

« J’ai une famille » : un prisme différent sur l’immigration

Pour conclure cet article, je vais revenir l’oeuvre de Shen Yuan, « Uncomfortable shoes », qui est celle qui ouvre réellement l’exposition. Contrairement à ce qu’on décrit, elle précède l’installation « Passage » – je vous avais dit que j’y reviendrais – et je tenais à le souligner car l’expo est en fait introduite par une oeuvre résolument féminine. Des dizaines de chaussons, notamment des chaussures pour former des « pieds de lotus », ces instruments de torture qui ont persisté jusqu’au début du XXème siècle et entravé la liberté de se mouvoir des femmes en mutilant leurs pieds, composent au mur la phrase « Elles sont parties pourtant elles n’ont nulle part où aller”. A mon sens, cette installation résume à elle seule, l’essence de la migration : l’espoir de trouver un monde différent, en marchant sur des vestiges de douleur, qu’on transporte en héritage malgré tout nos efforts, en soi.

Pour nuancer ce propos, évoquons tout de même un autre notion introduite par l’artiste Chen Zhen : la « Transexperience : l’enrichissement des cultures au contact les unes des autres. » Ce mot résume « de façon vivante et profonde les expériences complexes que l’on vit quand on quitte son pays natal et que l’on va de pays en pays. » Un terme qui, par ailleurs, me semble résonner aussi avec l’histoire de ma famille et dans une certaine mesure, la mienne.

Je recommande à tous les amateurs d’art et ceux qui ont l’esprit ouvert de s’intéresser à cette exposition, dans un contexte où très certainement, nous avons besoin de nous interroger sur les dynamiques allant au-delà de l’économie de l’immigration. Dans le contexte social et éthique particulièrement tendu dans lequel se trouve la France aujourd’hui vis-à-vis de cette question – Loi Immigration 2023 du gouvernement Macron, je te regarde – il me semble extrêmement important de regarder les contributions et les expériences d’autrui par le prisme de l’art, capable de transmettre des notions, impressions et émotions qu’aucun traité ou rapport ne pourront jamais traduire.

Exposition J’ai une famille : infos pratiques

Jusqu’au 18 février 2024 au premier étage du Musée national de l’Immigration (Palais de la Porte Dorée).

Horaires d’ouverture : Mardi-Vendredi de 10h à 17h30 / Samedi-Dimanche de 10h à 19h.

Tarif plein : 10 €

Pour acheter vos billets : https://palaisportedoree.tickeasy.com/fr-FR/produits

Le billet vous donne droit à la visite de l’exposition « J’ai une famille » ainsi qu’à « Immigrations est et sud-est asiatiques depuis 1860 ». Ces deux manifestations dédiées aux migrations d’Asie de l’Est et du Sud-Est en France s’inscrivent dans le cadre de la Saison Asie du musée.

Entrée du Musée de l’immigration, Palais de la Porte Dorée, Paris

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